Travailler en groupe … entre adultes.
Depuis Freinet et ses premiers compagnons, des milliers d’instituteurs et d’institutrices de classes coopératives se sont réunis et se réunissent un peu partout, dans des groupes plus ou moins organisés, pour échanger sur leur métier et en améliorer la pratique. Malgré le désir des participants d’être là et de travailler ensemble, librement et hors temps scolaire, ces groupes naissent, durent plus ou moins longtemps et parfois, s’étiolent ou même disparaissent. On trouve généralement une cause rationnelle (et extérieure) à cela: la vie moderne qui tue le militantisme, la politique, les nouvelles I.O. et bien d’autres choses. Curieusement, il arrive que dans une autre région et dans le même temps, malgré la même vie moderne, la même politique et les mêmes directives ministérielles, d’autres groupes s’étoffent et travaillent avec enthousiasme. Comment cela se fait-il ?
La question n’est pas nouvelle pour les sociologues, les psychosociologues, les spécialistes du travail en groupe. Mais je voudrais y réfléchir de là où je suis, à partir de mon ancienne expérience d’institutrice et de militante.
Quelques souvenirs, partiaux et partiels.
Fin des années 70. Je fais partie de la jeune génération d’instituteurs-trices qui prend le relais du CA de l’IBREM (groupe Freinet Bas-rhinois) après que ceux de l’ancienne équipe se sont retirés presque tous en même temps (retraite, maladie, décès). Nous fréquentons les Congrès Freinet, nous y découvrons les personnalités de l’époque et les différents courants qui s’affrontent parfois dans les amphis. L’un d’eux est le groupe Genèse de la Coopérative (GC). Il présente des monographies aux congrès et organise, l’été, des stages de formation à la pédagogie institutionnelle. Les uns après les autres, plusieurs d’entre nous vont y participer. À partir de là, nous structurons nos réunions de travail : nous apprenons à commencer et terminer à l’heure dite ; nous découvrons la fonction de président ; nous apprenons à établir et respecter un ordre du jour, à demander la parole, à écouter celle, celui qui parle.
Par ailleurs, un tout petit groupe de travail coopératif démarre avec ces règles de fonctionnement et avec le projet de travailler très concrètement sur la classe et ses productions. Aux réunions, nous apportons notre journal scolaire, les lettres aux correspondants, des cahiers d’élèves, leurs créations artistiques, des notes relatant nos difficultés dans la mise en place d’une technique ou avec un enfant. Nous observons, commentons…
Années 80. De plus en plus de collègues sont intéressés par notre façon de travailler et le groupe peut se séparer en deux, un groupe choisissant de se réunir le soir après la classe, l’autre le mercredi matin. De nombreuses classes impriment leur journal, réalisent des albums collectifs sur des thèmes divers. Certaines utilisent la monnaie intérieure. La correspondance scolaire dite « naturelle » (chaque enfant écrivant quand il veut, ce qu’il veut à l’enfant de son choix) disparaît, remplacée par une correspondance scolaire structurée par un contrat que les deux enseignants concernés s’engagent à respecter. Responsable des envois, l’instituteur(trice) vérifie chaque lettre avant le départ, l’orthographe mais aussi le contenu : il n’est pas question de laisser partir des grossièretés ou quoi que ce soit qui puisse gêner le correspondant.
Petit à petit, nous découvrons l’importance de la sécurité. « L’escargot ne déploie ses cornes que lorsqu’il se sent en sécurité, disait René Laffitte . Si je me sais en sécurité, mon système inhibiteur, à base d’adrénaline, est en sommeil et je suis tranquille, disponible… Au choix de textes ou au conseil, l’individu ne s’expose que s’il se sait protégé par une loi. Savoir que le seul responsable de cette sécurité, c’est l’adulte. » Dans nos classes, au-dessus du panneau des règles de vies décidées ensemble, nous affichons désormais la loi : « On ne se moque pas », équivalent symbolique de l’interdit de meurtre, loi qui ne se discute pas et qui vaut pour les élèves et pour les adultes.
Années 90. Malgré des départs (plans de carrière, déménagements et changements divers), nous sommes de plus en plus nombreux et nous pouvons nous séparer en plusieurs groupes sur les critères de la proximité géographique ou du jour de réunion.
Le CA de l’IBREM, constitué petit à petit par des praticiens de pédagogie institutionnelle, améliore lui aussi son fonctionnement. Le bavardage convivial de début de réunion est remplacé par un « Quoi de neuf dans ma classe ?», ce qui constitue, en plus de l’importance accordée à la parole de chacun, un entraînement pour tous à la parole singulière et à l’écoute. Et comme celles des groupes de travail, les réunions du CA se terminent par un « Savaty ». Car après des discussions parfois houleuses et/ou passionnées, il est important de ne pas se quitter sans pouvoir dire comment on se sent. Des « conseils » réguliers donnent d’ailleurs la possibilité de remettre en question ce qui ne va pas. Mais attention, prévient Fernand Oury : « La remise en question permanente de chacun par le groupe nous paraît immuniser les maîtres contre une certaine sécurisation pédagogique que l’on retrouve à l’origine de bien des routines et des scléroses. Mais cette remise en question personnelle, qui, parfois, peut détruire certains équilibres plus ou moins névrotiques, voire attaquer les systèmes de défense, pourrait avoir de fâcheuses conséquences. La vigilance du responsable, mais aussi celle du groupe sont nécessaires : chacun des participants doit se sentir, quelles que soient les péripéties, en sécurité dans un groupe bien structuré dont on connaît les lois. Là où chacun est assuré de voir respectées ses « marques personnelles », son originalité ; où les identifications à un « leader » provisoire sont vite remarquées et mises en question par le groupe.
Dans ces conditions, chacun parvint à se situer par rapport aux autres. Le groupe de travail apparaît alors comme un milieu favorable, à l’occasion thérapeutique… »
Avec le recul, je dirais que, tout au long de ces années, c’est un peu comme si des « machines à désirer » avaient envahi l’IBREM et les classes de ses militants, c’est-à-dire un ensemble de contraintes et de règles avec un effet de coupure et de butée. Les monographies d’enfants décrivent ce patient travail de la classe coopérative institutionnelle pour limiter la toute-puissance imaginaire de certains enfants et leur signifier ce stop qui va leur permettre de se tourner vers des objets échangeables et leur ouvrir le chemin de la culture. Je peux témoigner que ces limites ne balisent pas seulement les chemins des enfants. Je me souviens de mon étonnement au cours de l’un de mes premiers stages avec GC: un participant avait proposé, lors d’un conseil, d’installer un panneau d’expression libre. Il lui fut répondu: c’est oui, à condition d’établir des règles d’utilisation de ce panneau, des règles qui protègent les individus.
Liberté/règles : le tressage de ces deux mots peut sembler paradoxal et son application est semée d’embûches. Associer la liberté avec des règles est tellement différent de ce qui « va de soi » entre les adultes qu’il n’est pas facile de s’y tenir. Autre écueil : on s’habitue, puis on risque de glisser dans la routine et d’oublier le pourquoi des règles contraignantes. Petit à petit, on néglige le rituel, on croit le conseil inutile « puisqu’on s’entend si bien », ou on le trouve pompeux par ses maîtres-mots. La parole circule moins puisqu’on ne sait plus très bien quand et où l’on peut dire. Insidieusement, le pouvoir se concentre dans les mains d’un seul sous le regard fasciné des uns ou désenchanté des autres, qui, peu à peu, quittent un groupe où ils ne sont plus reconnus et où le pouvoir n’est plus partagé ni remis en question. Un groupe où le désir ne trouve plus matière à s’investir…
Un groupe de travail est donc forcément précaire et les groupes naissent, vivent plus ou moins longtemps et disparaissent, nous le savons bien.
Travailler efficacement en groupe et entre adulte, est-ce donc un éternel recommencement ? Peut-être est-il nécessaire, en effet, de retrouver régulièrement le sens de ce que l’on fait et même de passer par une période de creux pour en prendre conscience ; nécessaire de se rappeler ce qui assure la sécurité dans un groupe:
– La présence d’un adulte responsable, à la fois disponible et vigilant (fonction qui peut très bien « tourner » entre plusieurs personnes compétentes)
– le respect d’un rituel qui permet à chacun de savoir ce qui va se passer, où et quand il peut dire
– l’élaboration collective de règles qui auront valeur de loi pour tous
– l’existence de lieux (moments) de parole pour dire, informer, demander, proposer, remercier, critiquer, remettre en question…
À l’heure où l’on reparle de l’avenir de l’ICEM, il serait dommage d’oublier que c’est le subtil tissage des activités et des techniques (cf. Freinet) avec l’institutionnalisation et la désinstitutionnalisation permanentes (cf. Oury) qui crée, dans nos classes et dans nos groupes de travail, cet « oasis respirable » où chaque individu peut exister, vivre et grandir.
Marguerite Bialas, décembre 2010